vendredi 15 août 2008

Analyse thématique : "Musique et modernité : Dionysos au cinéma" par Florent Christol

Musique et modernité : Dionysos au cinéma


Par Florent Christol


«Cela commença par de l’angoisse, de l’angoisse et de la volupté, et, mêlée à l’horreur, une curiosité de ce qui viendrait ensuite. La nuit régnait et ses sens étaient en éveil ; car venant du lointain on entendait s’approcher un tumulte, un fracas, un brouhaha fait d’un bruit de chaînes, de trompettes, de grondements sourds pareils au tonnerre, des cris aigus de la jubilation et d’un certain hurlement, de ululements avec des « ou » prolongés, le tout mêlé de chants de flûte, roucoulants et graves, voluptueux et éhontés, qui ne cessaient point, qui de leur horrible douceur dominaient le reste et libidineusement prenaient l’être aux entrailles. Mais il connaissait un mot obscur et qui pourtant désignait ce qui allait venir : « la divinité étrangère ! »

Thomas Mann, Mort à Venise

L’alliance entre musique et cinéma ne va pas de soi. L’image cinématographique (comme l’image en général) se déployant dans l’espace, a toujours eu pour fonction de préserver l’homme de la mort en dupliquant le réel, en déplaçant ailleurs (sur les parois d’une caverne, dans le cadre d’un tableau, sur une scène, sur un écran) ce qui se trouve ici. La prétention de l’image est de se croire au dessus des contingences du réel. La musique, se déployant dans le temps, est au contraire périssable. Elle a à peine commencé que déjà elle s’achève. La rejouer ne change rien à l’affaire : la musique ne vit que pour mourir, elle assume la part tragique de l’existence, et ce faisant, nous permet de mieux accepter celle-ci. Alors que notre société, tournée de plus en plus vers le culte du paraître et la préservation coûte que coûte de la jeunesse, rêve d’immortalité, la beauté de la musique réside peut être, de plus en plus, dans le fait qu’elle est passagère, qu’elle a un début et une fin, qu’elle est, en d’autres termes, mortelle. « L’homme est amoureux, et il aime ce qui est voué à disparaître. Qu’y a-t-il à ajouter ? » (W. B. Yeats). La musique présente, dans le sens de « rendre présent », là où l’image re-présente. Si la musique est moderne, c’est d’ailleurs bien dans sa faculté de rendre palpable ce présent qui finit par passer. Cependant, le présent auquel nous ramène irréductiblement toute musique n’est pas celui qui enferme et mène au désespoir mais celui qui, en nous faisant accepter le réel, nous permet par là même de le dépasser, connaissance tragique à laquelle Nietzsche était particulièrement sensible et à laquelle le Clément Rosset de L’objet singulier a consacré de belles pages.

En dépit de leurs différences irréductibles, image et musique ont pourtant souvent collaboré, générant par un mariage contre-nature une tension artistique insoupçonnée. L’art le plus sublime -les tragédies d’Eschyle, les opéras de Verdi, les films de Visconti ou de Pasolini- établie toujours un dialogue entre Apollon, le dieu solaire de l’apparence, du rêve, de la mesure, de l’image, et Dionysos, la « divinité étrangère », dieu du vin, du théâtre, de la fête, du renouveau saisonnier et des plaisirs de la vie, qui signale la venue d’un nouvel âge d’Or en s’incarnant à travers une musique qui proclame l’harmonie entre les hommes et la fin des asservissements. Surgissant du cœur des forêts profondes et des vallons endormis, il rétablit dans l’extase des bacchanales l’alliance qui lie l’homme à la nature. Car cette alliance est menacée, depuis que l’homme, désirant se délester d’un réel parfois insoutenable, enfante des images qui le mettraient à l’abri des coups du destin. La musique dionysiaque empêche les images de larguer totalement les amarres avec le réel en rappelant aux hommes leur propre finitude. Mais cet équilibre entre musique et image, entre fond et forme, est fragile, et, comme il se trouve toujours des "empêcheurs de vivre en rond", nombreux sont ceux qui, au cours des siècles ont cherché à tempérer, voire à censurer, les occurrences du dieu en refusant sa musique. Or, gare à ceux qui font la sourde oreille et entravent le passage de Dionysos: la violence de son retour est à la hauteur de son refoulement. C’est la mésaventure de Penthée, roi de Thèbes, dans Les Bacchantes d’Euripide, qui, pour avoir voulu interdire les bacchanales orgiaques se déroulant la nuit dans les forêts environnantes, est démembré et dévoré vivant par les sectateurs de Dionysos. Car il est également un dieu cruel et barbare, le dieu déchireur, le dieu du fragment et de la discontinuité. On l’appelle le « déchireur d’homme », le « mangeur de chair crue », et il n’est pas rare que des victimes humaines lui soient offertes en sacrifice… Le dieu le plus doux, le « délice des mortels », qui dispense l’ivresse et la joie, est donc aussi le plus sauvage, et le négliger, c’est prendre le risque de provoquer son courroux…

On pourrait appréhender ce que l’on a appelé la « modernité » cinématographique (grosso modo, la période des années soixante et soixante-dix) et les nouveaux rapports qui s’y tissent entre musique et image, à l’aune de la fable d’Euripide. Si depuis la Renaissance, la reproduction des images ne cesse de s’accélérer, le 20ème siècle pourrait être qualifié de siècle de l’image par excellence, annonçant par la multiplication des supports (télévision, internet…) un monde virtuel, narcissique, entièrement dédié à la duplication de ce monde (le titre du second épisode de la saga Star Wars, L’attaque des clones, est à ce sujet éloquent…). Le cinéma est apparu comme une étape essentielle de cette histoire. Comment le public de l’époque aurait-il pu résister au pouvoir de fascination de cette nouvelle machine qui reproduisait parfaitement le réel ? « …ce qui attira les premières foules, écrit Edgar Morin, ce ne fut pas une sortie d’usine, un train entrant en gare (il aurait suffi d’aller à la gare ou à l’usine) mais une image du train, une image de sortie d’usine. Ce n’était pas pour le réel mais pour l’image du réel que l’on se pressait aux portes du Salon Indien »[1]. Succédant au cinéma des premiers temps et amplifiant l’attrait spectaculaire du médium, le classicisme enfonce le clou : à Hollywood, comme en Europe, il est avant tout le règne des stars, c’est-à-dire le triomphe des apparences et des images. D’immenses compositeurs (Miklos Rosza, Alfred Newman, Max Steiner, Dimitri Tiomkin…) se plient au pouvoir de l’image, et sacrifient une partie de leur talent en offrande à ce nouveau dieu. Dans le cinéma classique, la musique est imagée, elle épouse les contours de l’image, souligne et accompagne les actions, elle est, essentiellement, illustrative et redondante ; Dionysos est enchaîné par Apollon.

Au lendemain de la Seconde Guerre, après Hiroshima, Nagasaki, et l’expérience concentrationnaire, le monde est en lambeaux, la temporalité classique épuisée, les corps en souffrance. Les représentations classiques sont, de toute évidence, obsolètes. Pour les artistes il s’agit de reconstituer le puzzle originel, celui d’avant la catastrophe, et de déchiffrer un réel opaque qui ne va plus de soit (ce sera, exemplairement, la quête de tous les personnages des films de Dario Argento). Temporalité cyclique, phénomènes paniques (le lynchage de Donald Sutherland à la fin du Jour du Fléau de Schlesinger), faux-raccords (Godard), violence apocalyptique (l’explosion à la fin de Zabriskie Point d’Antonioni), la modernité se place sous le signe d’un Dionysos sauvage et déchaîné avec lequel on ne peut discuter ; il préside à l’écroulement des représentations, des mythes, des discours convenus, et donne le tempo. Aux images de suivre et d’épouser son rythme effréné.

Si l’on pourrait définir la modernité cinématographique par sa tonalité « musicale », le cinéma d’Alain Resnais -le premier en France à prendre acte de l’obscénité des représentations classiques- apparaît comme éminemment moderne. Comme le remarque Alan Fleischer,

Resnais compose au sens pictural du terme et, au sens musical, il orchestre. Resnais a toujours refusé la musique de film uniquement ornementale, il a toujours assigné à la partition musicale une fonction dramaturgique égale à celle des dialogues ou de la lumière, dans une structure qui est d’ailleurs musicale dans son ensemble […]. Resnais a déclaré que, sans la musique, ses films seraient absolument boiteux, déséquilibrés, voire illisibles, incompréhensibles, inachevés. De L’Année dernière à Marienbad, Alain Resnais avait dit que c’était une comédie musicale sans chansons […] et, dès cette époque, il rêvait à un film où des parties chantées auraient pris le relais des dialogues. Alain Resnais s’est tourné vers des compositeurs contemporains comme Olivier Messiaen, Penderecki, Hans Werner Henze, Stephen Sondheim, Phillipe-Gérard, ou vers de grands auteurs de musique pour le cinéma comme Maurice Jarre, Antoine Duhamel ou Miklos Rosza, leur proposant à chaque fois tout autre chose qu’un habillage musical après coup : la participation à un projet où l’on pourrait aussi bien dire que ce sont les images qui sont composées pour la musique [2].

Comme en témoigne avec émotion Gaston Bounoure à propos d’Hiroshima mon amour, le pari de Resnais de créer un cinéma d’essence musical est réussi: « Les années ont passé : je n’ai pas perdu une seule occasion de revoir Hiroshima. Et il me semble aujourd’hui que je l’entends, beaucoup plus que je ne le vois. Mais je l’entends avec les yeux, comme je vois à l’oreille un oratorio de Haydn »[3]. Plus de quarante ans après, Resnais accomplit ainsi la prophétie, d’inspiration profondément dionysiaque, d’un autre géant du cinéma, Abel Gance : « Le Cinéma dotera l’homme d’un sens nouveau. Il écoutera par les yeux. Il sera sensible à la versification lumineuse comme il l’a été à la prosodie. Il verra s’entretenir les oiseaux et le vent. Un rail deviendra musique » (L’Art Cinématographique)[4].

La modernité délivre les images de leur carcan narratif pour les en-chanter, pactisant avec Dionysos pour composer avec lui d’incandescentes symphonies.


Florent Christol,

Professeur d’Anglais / Cinéma au Lycée de Lunel,

Doctorant.



[1] Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire. Paris : Editions de Minuit, 1956, p. 23.

[2] Alain Fleischer, L’art d’Alain Resnais, , Centre George Pompidou, 1998, p. 39-40.

[3] Gaston Bounoure, Alain Resnais, Cinéma d’aujourd’hui, Seghers, n° 69, 1962, p. 45.

[4] Cité par Marcel Oms dans Alain Resnais, Rivage/ Cinéma, 1988, p. 32.